Dans les esprits, l’idée d’un partage des tâches ménagères équitable dans le couple semble évidente et même acquise. Dans la réalité, ce n’est pas du tout le cas. C’est ce qu’observe le sociologue au CNRS Jean-Claude Kaufmann dans son livre où le cœur des inégalités hommes-femmes apparaît bien tenace et même en progression. L’un des plus grands défis de l’humanité reste entier, incrusté au fond des plats de vaisselles sales, lessivé par un programme de lavage en mode éco lancé après 22h30…
Le partage des tâches ménagères régresse, seule l’illusion progresse
Jean-Claude Kaufmann est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il est l’auteur de La trame conjugale, analyse du couple par son linge, cet ouvrage sortie en 1992 est de nouveau dans les bacs des libraires. Avec cet cet exercice de réécriture, il fait un constat alarmant qui apporte son lot de questions:
« Pour rééditer le livre, je l’ai relu pour le réactualiser. Et c’est incroyable : je n’ai pas eu une virgule à changer. Il est toujours complètement d’actualité ».
Dans une société à l’héritage patriarcal, en crise qui plus est, ou la violence fait peur : beaucoup se raccrochent à des valeurs du passé, comme autant de repères sensés leurs éviter de se perdre. Dans son analyse; l’auteur nous éclaire sur cette régression constatée. Il répond aux questions de Margaux Rambert, pour psychologies.com :
Margaux Rambert : Pourquoi les tâches domestiques sont-elles un sujet fréquent de conflit dans les couples ?
Jean-Claude Kaufmann : Les tâches ménagères sont un sujet dont les couples préfèrent ne pas trop parler, car il s’agit de petites choses médiocres. Mais cet ordinaire est souvent source d’agacements, de petites colères, liés à un décalage entre l’idéal que nous avons en tête et la réalité. Un idéal, peut-être pas d’un partage totalement équitable, mais au moins d’un investissement sérieux du partenaire masculin. Ce qui est encore souvent loin d’être le cas.
Pourtant, nombreux sont les couples aujourd’hui à instaurer dès le début, un partage des tâches…
L’histoire du couple est celle d’une longue dégradation de ce partage. Aujourd’hui, au tout début du couple, ça se passe plutôt bien. Passer un coup de balai dans un petit logement peut presque devenir un jeu. L’homme va souvent essayer de le faire, mais généralement avec un certain style, arrondi dans les coins par exemple, ou sans aller sous les meubles. Très vite, sa compagne va le remarquer et se dire que ce n’est pas fait comme cela devrait l’être. C’est le principe de ce qui va se passer par la suite. Tout est basé sur les agacements. Elle va reprendre le balai en main et le passer complètement. Petit à petit, une inégalité dans le partage va se réinstaller, surtout quand le bébé va arriver. Avec le temps, la femme va finir par gérer toute la maison, et ressentir de la colère et de l’incompréhension par rapport à cette situation.
Le partage des tâches en chiffres pour se faire une idée du peu d’évolution de la situation :
Comment lutter contre cette dégradation du partage alors ?
L’essentiel consiste en une guerre de l’homme contre lui-même : il faut qu’il se pousse à faire plus de choses. Mais aussi dans une guerre de la femme contre elle-même : si elle veut vraiment avancer dans le sens du partage, elle va devoir accepter que les choses puissent être faites autrement. Ou alors elle fait les choses à sa manière et accepte par conséquent une certaine inégalité. L’important, c’est qu’elle soit en accord avec elle-même. Dans toutes les sociétés, les femmes ont toujours été liées à l’univers du linge, de la maison et de la famille. C’est une mémoire historique qui les incite à agir malgré elles. Et lorsqu’elles se mettent en couple, elles se retrouvent très vite en première ligne. Dans la famille, elles sont le chef de groupe. Elles fixent des objectifs avec des ambitions très élevées, par exemple concernant l’éducation des enfants. Elles vont se surinvestir dans la gestion du couple et de la famille, et souvent s’agacer de la manière un peu désinvolte dont les hommes agissent parfois.
Mais on a pourtant l’impression aujourd’hui d’une vraie avancée dans le partage des tâches…
Pas du tout. Si on prend les chiffres du partage ménager des tâches, de l’Ined ou encore de l’Insee, on arrive à peu près à 80% effectués par les femmes. Mais ces enquêtes ne prennent pas en compte la charge mentale qui pèse aussi sur elles. Les femmes ont la famille dans la tête. Ce sont elles qui pensent à tous les petits détails, aux enchaînements d’emploi du temps… C’est une charge et une fatigue considérables, dont nous n’avons pas conscience. Nous avons vraiment l’illusion que nous sommes en train d’avancer à marche forcée vers le partage des tâches, que ça se passe très bien dans les nouvelles générations, et qu’il suffit de le décider dans un couple. En réalité, ce partage reste une grande question. Il est d’ailleurs à l’origine du fameux plafond de verre : les femmes ne peuvent pas être disponibles pour tout, à la fois pour la famille et le travail.
Mais n’y a t-il pas aussi de plus en plus d’hommes qui participent aux tâches ménagères ?
Qui sont ces héros modernes ?
Ce sont des hommes qui ont appris dans leur enfance, souvent avec leur mère, à cuisiner, repasser ou encore faire le ménage. Ces héros modernes, dont tout le monde parle, notamment lors des dîners entre amis, sont des exemples très importants, positifs, à suivre. Mais ils ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt. Ils ne traduisent pas la réalité et créent l’illusion : on ne va entendre parler que d’eux car souvent, les couples où le partage est inégalitaire – soit 90% des couples – ne vont pas avoir envie de parler de leur situation, honteux de ne pas être modernes. Ces héros font donc un petit peu de mal malgré tout et créent une mauvaise conscience généralisée.
Certains couples recherchent, eux, un partage à 50-50…
Si on essaye de faire 50-50, on ne va pas y arriver. Mieux vaut partir des territoires, des désirs et des envies de chacun. Certaines tâches peuvent être interchangeables. C’est intéressant car elles mettent à l’épreuve l’amour : c’est celui qui est disponible qui va faire l’effort de fermer les volets, sortir les poubelles… Mais en règle générale, il va y avoir une spécialisation et c’est ce qui va piéger la femme car elle est plus exigeante et plus compétente dans la plupart des domaines. Il faut donc être vigilant. A un moment, il faut aussi se mobiliser, en discuter, se mettre d’accord sur le fait que c’est un principe extrêmement important, mais sans essayer d’appliquer l’impossible. La situation d’aujourd’hui est essentiellement inégalitaire, on ne peut pas réaliser des miracles, même si effectivement, quelques couples y arrivent. Ce qu’il faut essayer d’accomplir, ce sont des petites progressions, des améliorations. Des petites victoires.
Etes-vous optimiste quant à l’avancée vers une égalité dans le partage des tâches ?
Jean-Claude Kaufmann : A court terme, non. Avec la crise profonde que nous traversons et la fragilisation de la société, nous assistons aujourd’hui à un léger retour en arrière. Chacun va chercher des repères et les plus protecteurs sont dans l’identité traditionnelle et dans des rôles marqués d’hommes et de femmes. Un homme au chômage va donc encore moins participer aux tâches ménagères car il est perdu. Une femme en situation de précarité, va, elle, se raccrocher à son rôle de mère. Et aujourd’hui, dans les quartiers modestes, pauvres et dans les banlieues, on assiste à une réaffirmation des rôles d’identité de genre très marqués. Des jeunes hommes, des « mecs », vont déclarer dès le début du couple que ce n’est pas à eux de faire la cuisine par exemple. Il y a une montée de cette idée-là aujourd’hui, qui oppose les univers féminin et masculin dès le début. Pour l’avenir immédiat, je suis donc pessimiste. Pour l’avenir à très long terme, je suis plus optimiste car on ne peut que continuer à avancer. Le cœur de la démocratie est l’égalité entre les individus. Or le cœur de la différence entre les hommes et femmes se joue dans le couple. Dans une suite de milliers de micro-décisions, de coups de balai, de torchon, d’éponge…
Interview parue sur psychologies.com
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